Wisdom of Life

Dans le fil de nos rencontres : valeur de lien, esprit du don

Entre le vécu et la réflexion, je repère au fil des rencontres de l’Association Culturelle de Boquen, des parcours que j’ai vécus comme très enrichissants. Nous nous sommes posés il y a longtemps déjà la question du don et de son rôle. Au-delà d’une rencontre spécifique en 1997, c’est tout un cheminement collectif que nous avons suivi.

Déjà en choisissant un statut associatif dans un groupe bénévole, nous avons pris le risque de faire appel à beaucoup de bonnes volontés sans pouvoir remercier chacun au juste niveau. Chacun (de l’intervenant chevronné à la personne qui a simplement envie de réfléchir) vient aux rencontres en préparant et en donnant beaucoup de lui-même. Il est fréquent que ce qu’on cherche à donner ne trouve pas d’accueil, générosités à charge de revanche prenant le risque de rester sans réponse.[1]

Des questions abordées pendant la rencontre « Valeur de lien, esprit du don » :

Les liens entre l’économie, l’éthique et la vie quotidienne nous ont souvent interpellés. Le « tout économique » nous irrite et nous déstabilise sans qu’on comprenne toujours pourquoi. La logique de marché tend à s’insinuer partout. Il semble en résulter un appauvrissement de nos rapports à la nature et de nos valeurs. Il y a une première discordance en économie entre la valeur d’usage de la marchandise (à quoi ça sert, ce que j’en fais) et sa valeur d’échange (comment je l’acquiers, comment la marchandise est sur- ou sous-estimée par le marché). Un courant des sciences sociales considère que la « crise du lien social » que nous traversons est aussi la crise d’une fonction fondamentale : celle du don.

Telle qu’elle s’exprimait dans les sociétés primitives puis telle qu’elle a pu subsister dans les relations de famille ou de voisinage, la fonction du don se retrouve dans nos comportements d’aujourd’hui avec les trois mêmes étapes : un don, une acceptation de ce don et un contre don. Un circuit naît ainsi, qui met deux personnes ou deux groupes en relation et les relie l’un à l’autre dans une spirale d’échanges qui seront positifs. Si ces personnes le souhaitent en effet, et c’est souvent la règle du jeu, de don accepté en cadeau rendu, c’est une relation sociale, voire affective, qui se tisse.

Tout cela est extrêmement concret et recoupe nos expériences quotidiennes : de vie de famille (comment échanger entre hommes, femmes et enfants, transmettre aux nouvelles générations ?) ; de vie amicale ; de vie sociale et professionnelle (comment situer le travail social entre contrat salarial et échange par le don ? Comment mettre de la qualité humaine dans les relations aux collègues ? Comment bâtir des solidarités syndicales inter-entreprises ?) ; de vie spirituelle et plus particulièrement chrétienne (le Nouveau Testament propose des visions radicales du don – de la « grâce »).

Nous sommes à juste titre méfiants quand les dons tendent à bloquer les personnes dans des relations pas vraiment voulues. Les contre-dons deviennent des dettes ou des obligations (familiales, religieuses, … voire mafieuses) qui aliènent la liberté à laquelle nous tenons.

L’échange du groupe pendant la rencontre de 1997 permet d’ouvrir des pistes :

La Chronique de Boquen, notre revue, permet de retrouver un fil conducteur au travers des compte-rendus de chacun. Dans le numéro 95, Françoise Schmitz écrit : « Pour parler de don il faut parler de Dieu même si on n’est pas sûr d’y croire. Le Dieu dont on parle dans l’Evangile donne gratuitement. Ce don n’entraîne pour les hommes ni obligation ni culpabilité. Le don de la vie inclut la liberté. Pas de péché originel ! »

Yvonne Rousselet (disparue depuis, une proche d’Yves Burdelot) pose des questions essentielles. La spirale vicieuse offense-dette-revanche peut-elle s’inverser en spirale vertueuse du don par la force du pardon ?

Odile Durand propose la réflexion autour du texte du Jugement de Salomon (livre des Rois I ch.3) : « La deuxième (mère) s’écrie avec son corps de mère encore troublé : « ne le fendez pas, donnez-le à l’autre femme ! »… par la force même de ce mouvement de renoncement, elle découvre en elle le désir profond de donner une deuxième fois la vie à son enfant ce qui permet de retrouver son enfant qui lui est rendu vivant ! »

Et de poursuivre :

L’association a repris les échanges sur ce sujet par un autre biais en 2003 et 2004 en ouvrant un cycle « Solidarité, Démocratie, Fraternité » interrogeant notre besoin de faire fonctionner l’échange et de faire circuler autre chose que des biens matériels.

Pour la rencontre de novembre 2003, nous partions de témoignages sur la solidarité avec les femmes immigrées d’une part, de la pratique démocratique au sein de maisons autogérées de femmes âgées et de la démocratie participative dans les quartiers[2] d’autre part. Mary-Christine Lelièvre témoigne à propos de relations avec des femmes maliennes installées dans une commune rurale de la « difficulté de faire rencontrer deux cultures : avant de donner, de mettre à disposition, il faut recevoir, accueillir ce qui va à l’encontre de nos façons de penser et d’agir, cela prendra du temps. »

Engagement et constructions d’utopies réalistes (comme à la Maison des Babayagas, fondée par Thérèse Leclerc à Montreuil, l’art de bien vieillir dans une maison autogérée de femmes âgées) sont conditionnés par un débloquage des attitudes. Les mots sont piégés car réutilisés dans des sens biaisés par une pensée unique qui nous impose une « norme ». Renouveler les concepts et les mots est nécessaire.

D’où une autre rencontre au Printemps 2004 pour échanger plus largement sur les pistes d’engagements solidaires et fraternels. Le mot « solidarité » est galvaudé par des acceptions de transferts budgétaires de l’Etat ou des pratiques caritatives qui cautionnent les inégalités sociales ou l’échange inéquitable avec les pays du Sud et fournissent une bonne conscience à peu de frais. Comme le propose par exemple le réseau PEKEA (Political and Ethical Knowledge on Economic Activities), c’est une démarche de fraternité qu’il faut mettre en avant. Comme l’écrit Bruno Mattei, « la fraternité au contraire de la solidarité gestionnaire et humanitaire est une attention inconditionnelle à autrui et postule que ma liberté ne peut advenir sans la liberté des autres et qu’à ce titre j’en suis responsable ». Nous sommes attachés à ce mot et à la notion de fraternité, sur lesquels nous avions travaillé en 1986, en préparation du bicentenaire de la Révolution Française. Mais comme le souligne Blaise Berger lors de cette rencontre : « Pour être frères et soeurs, quelle référence prenons-nous : est-ce Dieu, la planète, le profit à court terme, la famille, le clan, … ? »

Nous en étions là quand fin 2004, une rencontre autour de la parabole du bon Samaritain nous fait toucher du doigt un stéréotype de don désintéressé. Le bon Samaritain est désigné dans la traduction d’André Chouraqui comme « celui qui a « matricié » » l’homme qu’il a secouru.[3] Avions-nous trouvé la référence sans faille ? Comment trouver un concept non ambigu pour dire notre besoin d’échange ?!

Et de nous mettre à l’écoute de ce qui s’écrit ailleurs :

A la question « qui peut donner ? quoi ? à qui ? », on entend souvent répondre : personne sauf Dieu qui donne ce qu’il veut. Mais il y a une autre réponse de Jésus : tout le monde, donne tout, à tous même aux ennemis (voir par exemple Luc 6,30-35).

Les travaux sur le don issus d’analyses des idées de Marcel Mauss se poursuivent et en explorent plusieurs aspects. Camille Tarot pose bien la question des rapports du christianisme et du don, des dialectiques de la grâce au cœur des théologies chrétiennes. Son hypothèse d’anthropologue est que « le mouvement de Jésus se distingue des autres parce qu’il a fait porter sa radicalisation sur le don lui-même » correspond bien à ce que l’histoire des religions laisse percevoir.

Contre l’idée que le catholicisme et son éthique de la fraternité seraient un frein au développement du capitalisme, bien au-delà de toute opposition entre éthiques catholique et protestante, nous nous trouvons aujourd’hui face à deux attitudes « mondialisées, l’une tendant vers une gestion rigoureuse et opérationnelle des relations sociales, l’autre en appelant d’abord au privilège de la confiance personnelle ». Des économistes comme le prix Nobel Amartya Sen démontrent que l’éthique et l’altruisme ont aussi une efficacité.

Et sans conclure, nous continuons à vivre nos échanges :

Le sujet du don, dynamique des échanges de tous les jours ou exceptionnels, avec ses ramifications en sciences humaines mais aussi en théologie, est loin d’être clos. Je pense ici à une théologie de la Libération qui, en donnant sa liberté à l’homme face à l’Histoire a du sens dans la mesure ou s’instaure un échange vertueux fait de réciprocité (avec un parti pris égalitaire) et de responsabilité. Nous espérons pouvoir vivre des bribes de tels échanges au quotidien.

 Jean-François

[1] Référence à une jolie citation de Michel de Certeau que nous avait rapportée Michel Clévenot : « Art du faible qui insinue dans l’institution sociale une triple subversion : une économie du don (des générosités à charge de revanche), une esthétique des coups (des opérations d’artistes), une éthique de la ténacité (mille manières de refuser à l’ordre établi le statut de loi, de sens ou de fatalité). »

[2] Marion Gret, Porto Alegre. L’Espoir d’une autre démocratie, La Découverte, collection « Sur le Vif », Paris, 2002.

[3] Luc 3, 36-37 : « « A ton avis, lequel de ces trois a été le compagnon de l’homme tombé aux mains des bandits ? » Il dit : « Celui qui l’a matricié. » » L’ensemble de la parabole répond à la question initiale des disciples de Jésus, voir Luc 10, 29 : « Et qui est mon compagnon ? » (Bible Chouraqui, édition Desclée de Brouwer).

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