Wisdom of Life

A la découverte de la dimension spirituelle d’Ivan Illich (1926 – 2002)

Une école qui désapprend, une médecine qui rend malade, une société organisée autour de l’automobile et finalement… plus lente que si ses membres allaient à vélo. Les démonstrations anticonformistes d’Ivan Illich ont marqué les années 70. Ivan Illich articule à ce constat de contre-productivité des institutions une perspective optimiste, un appel à construire une société conviviale. Convivialité… voici un appel qui ne pouvait qu’entrainer une redécouverte d’Ivan Illich chez nos contemporains en recherche d’alternatives.

Illich parle d’Eglise aussi, longuement. Pour trouver dans l’organisation ecclésiale en occident la racine de la constitution des institutions de la société technicienne. La racine du mal, en quelque sorte. L’organisation rationnelle de la charité aboutit à la constitution de systèmes oppressifs. « La corruption du meilleur engendre le pire ».

Et généralement, les nouveaux lecteurs d’Illich s’arrêtent là. D’ailleurs, qu’il y a-t-il à lire d’autre ? Alors que Jacques Ellul, par exemple, consacre ouvrages et articles à l’exégèse et la théologie, rien de tel chez le prêtre catholique Ivan Illich… Quelques mentions, quelques perspectives ouvertes au tournant d’interventions orales et regroupées dans La Perte des sens… Et cependant, le témoignage persistant de ses proches que, oui, assurément, Ivan Illich était inspiré, habité spirituellement.

L’enjeu de cette redécouverte est de reconnaître Ivan Illich parmi cette filiation, cette grande famille des chrétiens libertaires passant par Tolstoï et Ellul. Chrétien libertaire, ou plutôt écolo-libertaire, sur le modèle de Jacques Ellul auquel il emprunte son analyse méticuleuse du système technicien, son soin à considérer les effets des outils sur le recul de la liberté humaine.

Face à ces institutions toutes puissantes, à cette société technicienne qui réduit l’autonomie de l’Homme, Ivan Illich privilégie, comme le faisait Tolstoï, la vérité. Il pose à son tour une exigence de lucidité sur la manifestation de cette puissance démoniaque, cette exousia. Il reconnaît d’ailleurs qu’il est difficile de ne pas être partie prenante des institutions. Mais l’erreur est toujours de croire que l’institution peut être changée, modifiée. En revanche, à l’intérieur d’une institution comme l’école, il peut subsister un face à face, la naissance d’une fraternité entre un individu qui cherche à résister à l’emprise éducative et un autre qui peut accepter de sortir de sa position dominante de « titulaire du savoir », choisir de l’accompagner et lui aussi se mettre en chemin.

Pour prendre l’exemple de la fin de vie, notre propre mort nous est enlevée puisqu’elle est strictement encadrée par des institutions et médicalisée. Il peut néanmoins subsister, à travers la rencontre de l’Autre, la découverte d’une part de l’étincelle divine.

Que faire et faut-il désespérer ? A celui qui est pris à la gorge par la pesanteur de ce système maléfique, Ivan Illich parle de l’humour du Christ. L’humour comme autorité, l’humour comme lucidité, l’humour comme subversion.

Et puis Ivan Illich prend le corps à témoin. De ce corps qui est maltraité, refaçonné par l’avalanche d’images publicitaires et de sons, par les outils techniques qui modifient la voix (le haut-parleur, la radio), la perception du temps, de la nature… Comment, dans ces conditions, pouvoir encore être attentif à la Parole ? Comment comprendre, percevoir la totalité du don que représente l’Incarnation ? Comment, alors que l’on ne sait plus affronter sa mort, comprendre ce que représente la Résurrection ? Il faut, pour Illich, retrouver ses sens, reconquérir son regard pour être attentif à la pupille du prochain, ouvrir son écoute à l’Autre. Illich prend au sérieux la mobilisation du souffle et du corps que représente la prière.

L’implication personnelle d’Illich dans ce combat pour la réappropriation de son corps est telle qu’elle prend une dimension ascétique jusqu’à l’extrême. Il refuse obstinément de se faire soigner d’une tumeur, qu’il accepte jusqu’à en être terrassé.

Les prises de position d’Ivan Illich n’auraient que peu de sens si elles n’avaient été accompagnées d’un engagement dans son siècle.

Engagement spirituel auprès de la communauté portoricaine de New-York au cours des années 50, prises de position conflictuelles en tant que vice-recteur de l’Université Catholique de Porto Rico qui aboutissent à sa destitution en 1960, création au Mexique, en 1961, du centre de formation autogéré de Cuernavaca, le CIDOC, qui devient un centre intellectuel rayonnant sur le monde entier. Le CIDOC accueille de nombreux nord-américains venus apprendre l’espagnol avant de partir en mission d’évangélisation ou humanitaire en Amérique du Sud. L’objectif du centre est de leur faire prendre conscience de toute la posture impérialiste que recouvre leur future mission… pour leur y faire renoncer. Ce qui est parfaitement synthétisé dans un passage d’une conférence qu’il prononce en 1968 : « Venez pour regarder […]. Venez pour étudier. Mais, par pitié, ne venez pas pour aider ».

Par son rayonnement international, le CIDOC a certainement été un des ponts qui a permis de propager aux Etats-Unis et en Europe, et particulièrement dans les milieux chrétiens soucieux de solidarité internationale, les théories anti-développement de la théologie de la Libération.

L’activité du CIDOC inquiète la CIA et, en 1967, Illich a des démêlés avec la Congrégation pour la doctrine de la foi. A la fin de leur entrevue, le cardinal yougoslave Franjo Seper lui glisse alors en serbo-croate : « Partez, partez et ne revenez plus jamais ». Ce n’est qu’en descendant les escaliers qu’Illich comprend que le cardinal cite les paroles du Grand Inquisiteur à Jésus revenu sur terre, dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski : contrairement à Jésus, l’Eglise doit, elle, se préoccuper en premier lieu du pouvoir temporel.

Bibliographie :

ILLICH, Œuvres complètes, vol.1, préface de Jean Robert et Valentine Borremans, Paris, Fayard, 2003 ;

Œuvres complètes, vol.2, préface de Thierry Paquot, Paris, Fayard, 2005 ;

La Perte des sens, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Fayard, 2004.

ILLICH et B. SANDERS, ABC, l’alphabétisation de l’esprit populaire, traduit de l’anglais par Maud Sissung, Paris, La Découverte, 1990.

CAYLEY, Entretiens avec Ivan Illich, traduit de l’anglais par Paule Noyart, Saint-Laurent, Bellarmin, 1996.

ILLICH et D. CAYLEY, La Corruption du meilleur engendre le pire, traduit de l’anglais par Daniel De Bruycker et Jean Robert, Arles, Actes Sud, 2007.

Th. PAQUOT, Introduction à Ivan Illich, Paris, La Découverte, 2012.

DARDENNE et G. TRUSSART, Penser et agir avec Illich. Balises pour l’après-développement, Charleroi, Couleurs livres, 2005.

 

Le n°14 de la revue Entropia comprend un dossier spécial sur Ivan Illich :

– ILLICH, « Par pitié, ne venez pas nous aider », Entropia, n°14, 2013 ;

– J.-P. DUPUY, « Illich et Girard : la crise du sacré », Entropia, n°14, 2013 ;

– REY, « L’Unité d’inspiration de la pensée d’Ivan Illich », Entropia, n°14, 2013 ;

– GARCIA, « Un Illich anarchiste ? », Entropia, n°14, 2013.

 

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