L’idée de cette rencontre était née de l’accueil à Brest d’Alysia Tisiac, alors accompagnée de Monika Karbowska que nous avons eu le plaisir d’accueillir enfin à Poulancre. Nous avons voulu proposer de nous déplacer un peu, dans l’espace et dans le temps, pour nous demander ce qu’il en était chez nos voisins européens de la question de la laïcité, depuis le débat en 2005 sur l’inscription ou non des « racines chrétiennes de l’Europe » dans le projet de Constitution[1]. Sur cette question, l’historien Paul Veyne tranchait en affirmant qu’une religion est une des composantes d’une civilisation, mais n’en est pas la matrice : « L’Europe n’a pas de racines, chrétiennes ou autres (…). Elle n’est pas préformée dans le christianisme, elle n’est pas le développement d’un germe, mais le résultat d’une épigénèse »[2].
Comment ces questions sont-elles perçues aujourd’hui dans la partie orientale de l’Europe, qui a pu être identifiée au cours de l’histoire à une marge au contact du monde extérieur et notamment aux prises avec l’empire ottoman ? Mais où la Transylvanie – espace multiculturel et mosaïque religieuse – par excellence a par ailleurs vu prononcer en 1568 l’édit de Torda et s’établir les premières mesures visant à garantir les libertés religieuses[3]. Les liens historiques entre religion et Etat ne sont pas les mêmes en République tchèque, en Hongrie et en Pologne, qui ne connaissent pas non plus les mêmes traditions ou absence de tradition laïques. Ces pays ont cependant en commun d’avoir vécu dans l’histoire récente l’expérience du rideau de fer comme la coupure d’un occident qu’ils ont souhaité réintégrer lors des changements de régime en 1990 et de leurs adhésions à l’Union européenne en 2004. Mais cet espace culturel de rattachement – idéalisé et décevant – est lui-même fait de traditions multiples, voire contradictoires : s’agit-il de l’occident chrétien ? De celui des Lumières, de la séparation des pouvoirs et de la Révolution française ? Du monde libre de la démocratie et du marché ? Passé le moment commun de la libération du bloc soviétique, et au regard de ces différents héritages, les trajectoires tchèques, hongroises et polonaises divergent. Sortis il y a 25 ans de dictatures communistes et d’athéisme d’Etat (aussi contraire à la laïcité que le fait de donner des privilèges publics à une ou des religions), ces pays ont connu un même retour du religieux, dans des proportions et des formes différentes. Ils connaissent également un essor comparable des mouvements d’extrême-droite et nationalistes, dont les contenus ne sont pas identiques, et qui se réfèrent aussi à la religion de différentes manières.
Ces tendances qui relèvent d’une culture ou d’une obsession de l’identité interrogent dans un monde devenu plus libre et plus ouvert, et surtout au sein de l’Europe contemporaine, qu’on souhaiterait être une maison commune, un espace public, partagé, au-dessus des nations, un espace d’autonomie et de pluralisme – compris comme bien commun plutôt qu’addition de droits particuliers – dont la laïcité est une des garanties.
Au cours de cette rencontre, nous n’avons pas abordé la question au niveau de l’Union européenne, mais voulu voir, en élargissant chaque fois à tout un contexte culturel, ce qu’il en était de la laïcité dans trois pays proches. Nous avons d’abord remonté le temps avec Ben Aïssa pour découvrir les racines hussites de ce qu’on appelle « l’église nationale tchèque ». Sophie a proposé de se pencher sur le cas d’une Hongrie à rebours au cœur de l’Europe contemporaine qui, en 2011 congédie la République et invite Dieu dans sa nouvelle constitution. Enfin, Monika Karbowska, militante participant à de nombreux forums sociaux en Europe et dans le monde nous a parlé, autour du point nodal que constitue le concordat de 1995, de la fin de l’autonomie de l’Etat polonais et des conséquences sociales des atteintes à la laïcité ainsi que du lien entre capitalisme, nationalisme, militarisme et fondamentalisme religieux en Pologne aujourd’hui.
[1] « Seule, la neutralité de la puissance publique européenne par rapport aux convictions et engagements spirituels est la garantie des libertés de pensée et de religion. Aucune Eglise ou groupe religieux ne peut prétendre imposer ses conceptions à l’ensemble de la société européenne, infiniment diverse. C’est pourquoi de nombreuses personnes ainsi que des associations, tant laïques que catholiques et pluralistes, exigent que cet article 51 soit supprimé », Etienne Pion, du mouvement Europe et laïcité, http://www.europeplusnet.com/article128.html, 2004.
[2] « Se réclamer d’un Livre saint (ou du sens qu’une époque lui prête) n’est qu’un facteur historique parmi d’autres. Aucune société, aucune culture, avec son fourmillement et ses contradictions, n’est fondée sur une doctrine. (…) Dans ce fouillis, vouloir privilégier tel ou tel facteur, est un choix partisan et confessionnel », Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Albin Michel, 2007.
[3] En même temps qu’un remarquable développement de l’imprimerie, doublement stimulée par cette culture de pluralisme et de tolérance et par la multiplicité des langues et des alphabets.
Tous droits réservés © 2014 Conception Jean-Rémy Dushimiyimana
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