Julia Kristeva, d’origine bulgare qui a connu elle-même l’exil, linguiste et psychanalyste, cherche à porter un autre regard sur les problèmes de la société actuelle. Dans son livre Etrangers à nous-mêmes (réf.), elle repère à travers l’histoire de l’Europe la place donnée à l’étranger dans la cité, qui n’est pas sans ambivalence ni contradictions.
La cité grecque a eu ses « barbares » et ses « métèques », on pourrait dire aujourd’hui ses citoyens de seconde zone, mais ils étaient reconnus utiles à la vie de la cité en particulier pour leur aspect économique et de ce fait en partie intégrés.
Dans l’histoire du christianisme, Saint Paul, le converti, le grand voyageur, choisit de tourner sa prédication vers les travailleurs immigrés. Dans ses épîtres, il balaie toutes les exclusions : « ni juifs, ni grecs mais tous réunis dans le Christ qui est tout en tous ». Il introduit la dimension de la valeur universelle de la Foi ; mais, en posant la Foi comme accessible à tous, il introduit un seuil, une possible exclusion, celui qui n’adhère pas à cette Foi n’est pas admis dans la communauté.
En 1789, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen met sur pied d’égalité tous les hommes, libres et égaux ; mais, dans la suite des articles, apparait très vite que sont privilégiés les droits des citoyens. La tension permanente pour trouver un équilibre entre l’affirmation des droits humains et celle des droits du citoyen persiste avec la montée des nationalismes. Comment considérer les gens qui ne sont pas citoyens dans un Etat souverain ?
Chaque progrès de la pensée, chaque conquête des droits dans l’histoire, s’ils peuvent être un rempart contre la xénophobie, ont leurs limites et leurs revers parce qu’ils peuvent insidieusement introduire d’autres formes d’exclusion. L’exemple de la Révolution Française est particulièrement révélateur à cet égard. Dans l’exaltation des idées pour la conquête de la liberté et la libération des peuples un décret voté en 1790 en faveur des étrangers leur permet de prêter le serment civique, et d’acquérir les droits de tout citoyen, décret qui sera repris dans la Constitution de 1791. Le cosmopolitisme comme forme laïque d’un nouveau lien entre familles, langues et Etats devenait une carte essentielle de leur bataille politique d’où l’accueil de réfugiés et exilés politiques. Il a suffi de la déclaration de guerre entre pays voisins pour que les étrangers deviennent des suspects, expulsés voire envoyés à l’échafaud. C’est ce point de bascule possible de l’amour passionnel à la haine qui doit garder toute notre vigilance, en particulier au moment des crises.
Aujourd’hui, pour le sans papier, l’expérience de la non-appartenance à une communauté nationale devient insoutenable, parce qu’il est aussi disqualifié dans la reconnaissance de ses droits humains (santé, travail, éducation…) du seul fait qu’il n’est pas citoyen.
Comment vivre avec les autres, sans les rejeter ni les absorber, si nous ne nous reconnaissons pas « étrangers à nous-mêmes » ? Les sentiments politiques de xénophobie procèdent de notre tendance à occulter l’étranger en nous, qui peut faire retour dans l’explosion d’une violence archaïque de part et d’autre. Dans un monde qui évolue à grande vitesse, nous sommes tous entrain de devenir des étrangers dans un univers plus que jamais élargi, hétéroclite. L’étranger est en nous. La formule peut sidérer. Julia Kristeva fait référence à l’inquiétante étrangeté décrite par Freud, ce sentiment à la fois si familier et menaçant qui nous déstabilise quand nous projetons sur l’autre notre propre malaise.
Prendre le risque de l’inquiétante étrangeté, c’est accepter l’abîme entre moi et l’autre qui me choque. Il m’annihile peut-être parce que je le nie dans sa différence. Face à l’étranger que je refuse et auquel je m’identifie à la fois, je perds mes limites. Il modifie la représentation de moi-même et du monde, bouscule mes frontières internes et externes. L’étranger crée un malaise, il signifie notre difficulté de vivre comme autre et avec les autres. Politiquement il souligne les limites des Etats-Nations. Par l’indication de son pays d’origine, il nous renvoie à l’ampleur des conflits mondiaux. L’autre en nous devient un étranger comme double, comme identification possible, nous embarquant dans l’imaginaire le plus total.
Un temps d’élaboration nous est donc nécessaire pour faire face à une situation incongrue, inconnue, pour redéfinir avec précaution les frontières entre imaginaire et réalité. Jusqu’où pouvons-nous nous laisser déraciner pour accueillir l’autre dans sa différence ? Les échanges interculturels permettent de corriger nos peurs, nos refus et aident à nous situer face à notre étrangeté radicale esquissée à travers la poésie, le théâtre, la littérature, l’art.
Etre sans papiers, ce n’est ni un statut social, ni une identité, c’est le plus souvent un accident de parcours, l’absence d’un document juridique, qui l’a fait passer de la légalité à l’illégalité, nous dit Smaïn Laacher dans Mythologie des sans-papiers (réf.). Les épreuves traversées sont la preuve absolue de sa volonté de faire quelque chose de sa vie. Il dérange par cette volonté affichée de s’inscrire dans une vie sociale (travail, famille, …) La revendication individuelle pour obtenir des droits s’est transmuée en revendication collective dans la coordination des Sans papiers qui n’a pas été sans effets sur des régularisations en grand nombre. Au bout de la chaîne de l’exclusion, Smaïn Laacher nous décrit la situation du clandestin comme étranger réduit à un dénuement extrême. Le clandestin nous renvoie à l’étrangeté au sens le plus absolu du terme : étranger à soi, aux autres, aux lieux, à la langue, aux voix, à l’écriture, aux paysages.
La nation pensée comme unité close et complète doit pourtant faire face à un véritable mouvement des populations qui s’accroît sur le plan mondial – populations déplacées, camps de réfugiés. Des univers concentrationnaires se multiplient, là où la vie s’expose dans toute sa nudité. Les débordements possibles de rejet et de haine demandent des garde-fous personnels et collectifs, un cadre juridique avec une structure suffisamment précise pour contenir les différentes situations vécues par les sans-papier, d’où des rapports de force à établir pour faire évoluer le droit tant sur le plan national qu’international.
Julia Kristeva ne cherche pas à nous démobiliser mais au contraire à puiser au fond de nous-mêmes pour mieux assumer nos différences à travers un vivre ensemble.
Odile
Tous droits réservés © 2014 Conception Jean-Rémy Dushimiyimana
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